LA MATIERE

 

 

 

Dans l’espace et le temps qui constituent le tout, qu’y a-t-il ? D’abord des choses solides et dures, plus ou moins solides, plus ou moins dures, parfois liquides ou gazeuses, qui prennent mille formes différentes, de taille diverse, minuscules ou immenses, séparées les unes des autres ou unies les unes aux autres : la matière. Comparée au temps, si subtil, si charmant, primesautier et imprévisible, et même à l’espace, ce compagnon fidèle et sûr, la matière est un peu grossière.

Elle n’a pas beaucoup d’esprit. Elle est là, c’est tout ce qu’on peut en dire.

Elle a des titres d’ancienneté : elle est plus vieille que l’homme, plus vieille que la vie, plus vieille que le Soleil et la Terre. Elle n’est pas loin d’être contemporaine de l’espace et du temps. Ses débuts sont modestes : la pointe d’épingle surchauffée et d’une masse insolente dont nous avons déjà parlé.

La pointe d’épingle en explosant – BANG ! – fonde l’espace et le temps. Épatant ! Quel spectacle ! Dommage qu’il se joue à guichets fermés et que son accès nous soit à jamais interdit.

Ce qui se passe aussitôt après tombe déjà dans le banal : quelques centaines de milliers d’années d’énergie et de rayonnement. Une espèce de roman de formation d’où surgit la matière : le rayonnement se transforme en matière. On pourrait soutenir que le tout n’est rien d’autre qu’une histoire de passations successives de pouvoir. L’être passe ses pouvoirs au big bang, qui les passe au rayonnement, qui les passe à la matière, qui les passe à la vie, qui les passe à l’homme, qui les passe... Mais les passera-t-il ? Nous verrons cela plus tard. La matière aussitôt révèle, si l’on ose dire, deux traits de son caractère : elle se répand à tire-d’aile dans toutes les directions et elle fait des petits.

Comment elle s’y prend, je n’en sais rien. Les savants vous le diraient. La colonisation du néant s’effectue en tout cas à une allure qui n’est pas record, puisqu’elle n’atteint que le cinquième de la vitesse de la lumière, mais qui déjà ne prête pas à rire : soixante mille kilomètres à la seconde. Des tas de trucs d’abord informes naissent de cette explosion. Vous commencez à le savoir : il faut dix milliards d’années pour que s’établissent à demeure deux gros objets matériels et célestes que vous connaissez tous : le Soleil et la Terre. La Terre tourne autour d’elle-même en un jour tout en tournant autour du Soleil en un an. Voilà déjà, bien avant l’homme, le jour et la nuit, et les saisons, et les mois quand la Lune entre dans le jeu, en train d’acquérir quelque chose qui ressemblerait à l’existence et à la réalité s’il y avait quelqu’un pour les observer.

Le Soleil est de la matière. La Terre est de la matière. La Lune est de la matière. Tous les astres, tous les objets célestes sont aussi de la matière. Tout ce qui apparaît peu à peu sur la Terre, la soupe primitive, les gaz, les rochers, les volcans, les molécules d’on ne sait quoi et les atomes minuscules, est aussi de la matière. Tout cela danse ensemble, se combine, se transforme, se change en autre chose et prospère à sa façon : le mouvement règne sur un tout qui ne reste jamais immobile.

Au bout de mille millions d’années, attention ! Voici autre chose que nous connaissons déjà, qui n’est plus de la matière – et qui en est pourtant encore – et que nous appelons la vie.

Le surgissement de la vie dans la matière est quelque chose d’aussi radicalement nouveau que le surgissement de la matière dans le néant. C’est une troisième catastrophe, au sens originel du mot, presque aussi importante que la première – la Création ou la deuxième – l’apparition dans l’espace du Soleil et de la Terre. Le premier commencement est toujours le plus décisif et rien ne peut lutter en dignité avec le début du début. Mais le début de la vie est, à son tour, une révolution que personne, et pour cause, n’aurait été capable de prédire.

On est pourtant assez tenté d’avancer qu’il y a déjà, avant la vie, une espèce de vie de la matière. La matière croît et envahit un univers en expansion. Elle engendre la vie. On pourrait ajouter que la vie ne se développe pas sans support matériel. Tout ce qui vit s’appuie sur de la matière. Les hommes eux-mêmes ont un corps qui est encore de la matière. À la vie de la matière répond la matière de la vie. Le début de la vie sur la Terre onze milliards d’années après le big bang est un miracle aussi stupéfiant que la Création elle-même. Une innovation, une coupure. Et on finit pourtant par ne plus distinguer très bien entre une matière si pleine d’animation et d’entrain qu’elle finit par ressembler à la vie et une vie si enfoncée dans la matière qu’elle a du mal à s’en dégager. Rien de très surprenant : la vie n’est que le fruit, au sein de la matière, de combinaisons physiques et chimiques dont la probabilité est si faible qu’il a bien fallu onze milliards d’années pour les voir s’accomplir.

Une fois que l’une est sortie de l’autre, à force de temps et de patience, et qu’elles se sont rencontrées, la matière et la vie n’en finiront jamais de poursuivre leur chemin de concert. On distingue, bien entendu, la matière du vivant. On ne confond pas un cristal de roche avec un kangourou ni une chaise de cuisine avec une vache normande. Mais il arrive à la limite de devenir vite assez floue. Le bois est de la matière, mais l’arbre est vivant. Rien de plus vivant qu’un homme, mais son corps n’est que matière, et ses cendres en seront aussi. On hésite à décréter qu’il n’y a rien de vivant dans la lumière du soleil ou que l’âme du monde ne relève que de la matière. Une parenté qui remonte loin – à quatre milliards d’années – unit, chacun le sait, tout ce qui vit sous le soleil. Nous sommes parents des singes, des lémuriens, des primates et, au-delà, de tout ce qui court, nage ou vole. Des millions de bouddhistes croient que les âmes des buffles peuvent passer dans les hommes et celles des hommes dans les fourmis, dans les abeilles, dans les tigres, dans les vautours. Un fil plus long encore court à travers le tout.

Nous ne sommes pas seulement liés à notre père et à notre mère, à nos frères et sœurs, à nos enfants, à tous les hommes et à tout ce qui vit : les oiseaux, les insectes, les arbres, les fleurs, l’herbe qui croît. Nous sommes liés à la Terre, au Soleil, aux pierres sur le chemin, aux machines que nous fabriquons, à la mer et au feu qui ont mené jusqu’à nous.

Presque rien sur presque tout
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